CHAPITRE XXII
Mrs HUMBLEBY PARLE
Le commissaire Battle fit sur Luke une excellente impression. C’était un solide gaillard, au visage coloré et à la forte moustache. De prime abord, il ne semblait pas extrêmement brillant, mais au second coup d’œil il était impossible de ne pas remarquer l’intelligence de son regard.
Luke ne commit point l’erreur de le mésestimer. Des hommes de ce genre, il en avait déjà rencontré. Il savait qu’on pouvait leur faire confiance et compter sur eux pour obtenir des résultats.
— N’êtes-vous pas un fonctionnaire bien considérable pour une affaire comme celle-ci ? demanda-t-il au commissaire dès qu’il se trouva seul avec lui.
Battle sourit.
— Elle peut se révéler plus importante qu’il ne paraît, répondit-il. Quand un personnage tel que lord Whitfield est impliqué dans une affaire, nous ne pouvons pas nous permettre la moindre erreur.
— Je le comprends fort bien. Vous êtes venu seul ?
— Du tout ! J’ai avec moi un sergent-détective. Il est à l’autre cabaret, au « Seven Stars ». Sa mission, c’est d’avoir l’œil sur Sa Seigneurie.
— Compris.
— À votre avis, Mr Fitzwilliam, il n’y a pas de doute possible ? Vous êtes sûr de votre coupable ?
— Les faits étant ce qu’ils sont, je ne vois pas d’autre hypothèse. Voulez-vous que je vous les rappelle ?
— Inutile. Sir William me les a donnés.
— Et quelle est votre opinion à vous ? J’imagine qu’il vous semble hautement improbable qu’un homme occupant la situation de lord Whitfield puisse être le plus dangereux des maniaques, un criminel atteint de folie homicide ?
— Ne croyez pas cela ! répliqua Battle. En matière de crime, je le répète volontiers, il n’y a rien d’impossible. Vous me diriez qu’une vieille fille, un archevêque ou une gamine de quinze ans, est un assassin, je ne dirais pas non a priori. Je me renseignerais.
— Je ne veux pas revenir sur les faits que sir William vous a rapportés, mais il est nécessaire que je vous dise ce qui s’est passé ce matin…
Luke raconta l’entretien qu’il avait eu quelques heures plus tôt, avec lord Whitfield. Battle l’écouta avec un vif intérêt.
— Vous dites, demanda-t-il, qu’il jouait avec un poignard ? Avait-il l’air de… menacer ?
— Non. Il en éprouvait le fil avec une évidente complaisance, comme si cela lui procurait une certaine satisfaction d’artiste. Miss Waynflete, je crois, a eu cette même impression.
— C’est la vieille demoiselle de qui vous m’avez parlé, celle qui fut, dans le temps, fiancée à lord Whitfield ?
— Exactement.
— Je me mets à votre place, Mr Fîtzwilliam, et je comprends vos inquiétudes. Quoi qu’il en soit, je tiens à vous rassurer. Miss Conway sera surveillée par un de mes hommes, Jackson gardant, de son côté, un œil sur Sa Seigneurie, il ne saurait donc rien arriver à miss Conway.
— Vous me délivrez d’un poids.
— Je vous crois sans peine, Mr Fitzwilliam. Notez que je m’attends à de sérieuses difficultés ! Il est probable que lord Whitfield, qui n’est pas sot, se tiendra tranquille pendant un certain temps. À moins, bien entendu, qu’il n’en soit arrivé au dernier stade…
— Qu’appelez-vous le dernier stade ?
— Celui où le criminel s’imagine qu’il est impossible qu’il soit jamais découvert. Encouragé par l’impunité, il se tient pour un homme supérieur et prend tous les autres pour d’incurables imbéciles. À ce moment-là, il est « cuit » !
Luke se leva.
— Espérons qu’il en est là ! Il me reste à vous souhaiter bonne chance. Naturellement, si je puis vous être de quelque utilité, disposez de moi !
— Le cas échéant, je n’y manquerai pas.
— Vous ne voyez rien que je puisse faire ?
Battle réfléchit.
— Pour l’instant, non. Mais nous pourrions peut-être nous rencontrer dans la soirée. Dans quelques heures, j’y verrai sans doute plus clair…
— Entendu.
Luke se relira, très réconforté. Un sentiment qu’on avait souvent après un entretien avec Battle. Il consulta sa montre, se demandant s’il irait voir Bridget avant le déjeuner et décidant finalement de n’en rien faire. Il ne voulait pas que miss Waynflete pût se croire dans l’obligation de le retenir à table, ce qui peut-être l’eût gênée. Pour les vieilles dames, un couvert de plus, c’est parfois une affaire d’État. Luke se souvenait de ses tantes, qui s’affolaient quand elles devaient inviter un convive imprévu…
Il avait fait quelques pas dans la rue quand il vit venir à sa rencontre une petite dame, tout de noir vêtue, qui s’arrêta lorsqu’elle le reconnut. C’était Mrs Humbleby. Il alla à elle. Les bonjours échangés, elle dit :
— Je vous croyais parti ?
— J’ai seulement changé de quartier. Je me suis installé à l’auberge.
— Et Bridget ? Il paraît qu’elle a quitté Ashe Manor ?
— C’est exact.
Mrs Humbleby soupira.
— Je suis bien heureuse qu’elle ne soit plus à Wychwood, bien heureuse !
— Mais elle y est encore ! Elle loge chez miss Waynflete.
Avec étonnement, Luke vit Mrs Humbleby pâlir. Elle dit d’une voix tremblante :
— Elle est chez miss Waynflete ?… Oh ! pourquoi ?
— Miss Waynflete lui a très aimablement offert l’hospitalité.
Mrs Humbleby posa la main sur le bras de Luke.
— Je sais, Mr Fitzwilliam, que je n’ai le droit de rien dire. J’ai beaucoup souffert, ces temps derniers, et il se peut que le chagrin m’égare. Pourtant…
— Pourtant ? dit Luke, d’un ton encourageant.
— Pourtant, reprit-elle, je ne crois pas me tromper quand je dis que la méchanceté rôde dans le pays…
Elle levait vers Luke un regard timide. Comme il ne semblait pas mettre en doute son affirmation, elle poursuivit :
— Cette idée-là, Mr Fitzwilliam, ne me quitte pas. La méchanceté rôde dans le pays… et c’est cette femme qui l’incarne.
Luke ne comprenait pas et se contentait d’acquiescer d’un mouvement de tête.
— Honoria Waynflete. Elle est méchante, Mr Fitzwilliam, terriblement méchante, j’en suis convaincue !… Je vois bien que vous ne me croyez pas, mais Lavinia Pinkerton, on ne la croyait pas non plus !… Pourtant, elle pensait comme moi !… Je crois, d’ailleurs, qu’elle en savait plus long que moi. Quand une femme n’est pas heureuse, Mr Fitzwilliam, elle peut faire des choses horribles…
— C’est possible, dit Luke.
— Vous ne me croyez pas, Mr Fitzwilliam, et je vous comprends. Pourquoi me croiriez-vous ? Pourtant, je n’oublierai jamais le jour où John revint de chez Honoria Waynflete, avec un pansement à la main. Il me dit que c’était une blessure de rien du tout…
Elle s’interrompit brusquement.
— Au revoir, Mr Fitzwilliam. Oubliez ce que je vous ai dit voulez-vous ? Depuis quelque temps, je ne suis plus moi-même…
Luke regarda Mrs Humbleby s’éloigner. Pourquoi disait-elle de miss Waynflete qu’elle était « méchante » ? Jalousie rétrospective ? Peut-être. Honoria Waynflete et Humbleby étaient liés d’amitié…
Dans les paroles de Mrs Humbleby, une phrase surtout l’avait frappé : « Lavinia Pinkerton, on ne la croyait pas non plus ! » La vieille demoiselle avait-elle donc fait part de ses soupçons à Mrs Humbleby ?
Et soudain, se revoyant avec miss Pinkerton dans le train qui roulait vers Londres, Luke entendit la voix de la charmante petite vieille, disant : « J’ai vu une personne, il n’y a pas si longtemps, qui avait ce regard-là. » Ces mots, son visage avait changé quand elle les avait prononcés. Elle avait pâli, les lèvres pincées, et ses yeux avaient pris une curieuse expression de fixité.
Cette expression, dans quels yeux l’avait-il donc revue tout récemment ?
Il se posait à peine la question qu’il y avait déjà répondu : Miss Waynflete, le matin même, dans le salon d’Ashe Manor, quand elle regardait Bridget !
Un autre souvenir lui revint à la mémoire, beaucoup plus ancien. Celui de sa tante Mildred, lui disant : « Elle avait le regard halluciné d’une demi-folle ! » Pendant quelques courtes secondes, ce regard, la tante Mildred l’avait eu…
Il se rappela alors que miss Pinkerton lui avait parlé de ce regard vu sur le visage d’une personne. Elle n’avait pas dit d’un homme. Se pouvait-il qu’elle eût alors inconsciemment reproduit ce qu’elle avait vu, mimé l’expression de l’assassin contemplant sa prochaine victime ?
Luke s’était remis en route. Pressant le pas, sans même s’en apercevoir, il se rendait maintenant chez miss Waynflete.
« Elle n’a jamais dit qu’il s’agissait d’un homme songeait-il. J’ai moi, supposé que l’assassin ne pouvait être qu’un homme, mais elle a parlé d’une personne… Pourtant, ce n’est pas possible ! Je deviens fou !… Il ne se peut pas… En tout cas, il faut que je voie Bridget, tout de suite, que je m’assure qu’il ne lui est rien arrivé !… Mais c’est insensé ! L’assassin, c’est Whitfield ! Il n’y a pas à sortir de là ! Il me l’a pratiquement dit…»
Ce fut la petite bonne qui lui ouvrit la porte. Il l’interrogea avec une brutalité qui la déconcerta.
— La jeune demoiselle est sortie, balbutia-t-elle. Je vais voir si miss Waynflete est là…
Il l’écarta d’une poussée et courut au salon, tandis qu’elle montait au premier étage.
— Miss Waynflete est sortie aussi, annonça-t-elle quand elle revint.
Luke l’empoigna par les épaules.
— Où est-elle allée ? Par où sont-elles parties ?
Elle ouvrait de grands yeux apeurés.
— Elles ont dû sortir par derrière. Sinon, je les aurais vues. J’étais dans la cuisine…
Il se précipita par la porte de derrière, traversa le jardinet et se trouva dans la campagne. Un paysan taillait une haie. Il l’interpella, lui demandant d’une voix qui dissimulait mal son angoisse s’il n’avait pas vu passer deux dames.
— Deux dames ? dit l’homme, parlant avec une lenteur exaspérante. Ma foi, oui !… Il y a un petit moment. Elles ne m’ont pas vu…
— De quel côté allaient-elles ?
— Elles ont pris par la prairie. Après, dame, je ne saurais dire…
Luke remercia d’un mot et se mit à courir. Il n’était sûr de rien, il était plus que probable que les deux femmes faisaient la plus innocente des promenades, il allait se couvrir de ridicule, mais il fallait qu’il vît Bridget. Tout de suite ! Il passerait pour le dernier des imbéciles ? Peut-être… Mais qu’importait ? Il fallait sauver Bridget. Il ne raisonnait plus…
Toujours courant, il traversa les deux prairies. À l’entrée du sentier, il s’arrêta, hésitant.
Et, soudain, une voix lointaine, étouffée, parvint à ses oreilles.
— Luke !… Au secours !
Il fonça dans le sentier.
Il arriva juste à temps pour arracher sa victime aux mains de la folle qui l’étranglait.